- Nous ne tiendrons pas plus longtemps !
L’Évêque appuya un nouveau banc contre la porte de bois, qui tremblait sous l’assaut extérieur. Il jeta un œil dans ma direction, consterné par mon impassibilité.
- Nom de Dieu, mon Frère, lâcha-t’il à sa propre surprise. Ce n’est pas le moment de rêvasser ! Aide-moi, dépêche-toi !!
Alors je vins à ses côtés, pour coincer le meuble dans l’embrasure de la porte. Derrière nous, quelques fidèles sanglotaient. Des femmes et des enfants, car les hommes étaient morts.
Non… Ils n’étaient plus mort, à vrai dire. C’étaient eux-mêmes qui tentaient, à l’instant, de prendre les dernières étincelles de vie qui avaient trouvé refuge dans la chapelle.
Ils piaffaient, grognaient, frappant maladroitement la porte de leurs griffes difformes, tentant de s’engouffrer par les fenêtres, avides de mettre à mort leur famille.
Nous n’étions plus qu’une poignée de survivants. Les derniers, ceux qui avaient vu de leurs yeux l‘Horreur depuis son commencement, jusqu‘à son apogée.
Au début, la Peste semblait presque ordinaire. Il n’est pas rare que la mauvaise saison entraîne son lot de maladies. Mais très vite, le clergé, chargé de dispenser les soins, sentit que l’épidémie risquait de s’aggraver rapidement : il y avait quelque chose d’anormal, comme si la souche était particulièrement virulente, cette année.
En parallèle, une vague de folie s’était abattue sur la région.
« Les Morts marchent ! » haletaient les voyageurs, bientôt confirmés par nos propres éclaireurs. Mais le rôle de l’Église est de mettre fin à ces absurdités, en faisant taire les hérétiques.
Nous avons vite été contraints de pendre plusieurs prophètes déments, qui s’avançaient sur des prévisions par trop profanes.
« Le Salut attend les pieux, ne l’oubliez pas. L’Amour, la Pitié, le Pardon. La Lumière ne permettrait jamais que ses enfants se relèvent de leurs tombes ! Pas ceux qui lui sont fidèles, du moins. »
Les semis ne prirent pas, cette année. Aucun semis. Les réserves de grain, frappées du sceau d’Andhoral, s’écoulaient rapidement, et la peur que la famine ne s’ajoute à la maladie commençait à prendre de l’ampleur.
La chapelle ne désemplissait pas, et la quête était chaque jour plus fructueuse. Puisse la Lumière remarquer ces petites attentions.
Ce qui véritablement devenait angoissant, c’était la très nette baisse de toute sorte de trafic. Commerçants itinérants, voyageurs, émissaires… Plus rien. Ceux qui partaient du village ne revenaient pas non plus.
Lorsque l’ont trouva des tombes retournées, des corps exhumés, lorsque plusieurs pestiférés disparurent avant que l’on eu put les incinérer, l’inquiétude se mua en terreur.
Même nous, les porteurs de l’Espoir Divin, avions grand peine à convaincre le village que la Lumière ne pouvait pas nous avoir abandonné.
Force inquisition finit par débusquer le premier nécromant. Mais la torture ne lui fit rien cracher de plus que son dernier souffle.
Sa tête, empalée à l’entrée de la chapelle, témoignait à tous de la fin de la malédiction. Le regain d’espoir fut immédiat, et le soir même, une fête fut donnée. Le vin comblait la faim qui serrait les estomacs, et pour la première foi depuis longtemps, on entendit à nouveau éclater les rires et la musique.
Ce fut ce soir-là que le Fléau s’abattit sur nous.
L’odeur de la charogne dépassait, à elle seule, toute l’horreur qu’il nous était possible d’imaginer. Mais de voir courir vers nous ces goules, ces amas de chair, d’os et de tripes, flanqué de visages sinistrement familiers, dépassait l’entendement. Impitoyable, les morts décimaient sans questions la faible résistance qui s’était dressée contre eux.
L’ignominie ne s’arrêtait pas là, non. Car la deuxième ligne était tout aussi cauchemardesque que la première : les nécromanciens s’intéressaient de près à chacun des cadavres qui commençaient à joncher le sol écarlate.
Après leur avoir murmuré leurs plus sombres anathèmes, ils regardaient avec satisfaction leurs congénères se relever. Privés de volonté, enfermés dans un corps pourrissant, avec l’ordre d’exterminer ceux qui leur étaient chers.
L’Évêque m’arracha à ma méditation en me lançant une lame aiguisée. Il y avait toujours eu une arme sous l’autel, « au cas où », reconnut-il.
- La porte ne tiendra pas longtemps. Tiens-toi prêt, et n’oublies pas que la Lumière… La Lumière nous protège.
Je regardais avec compassion les derniers survivants. Les robes de fête, aux couleurs vives, les enfants qui sanglotaient dans les bras de leurs mères. Ils comptaient sur nous.
Au moment où mes doigts prirent position autour du manche du glaive, s’enserrant avec détermination, la porte cessa soudainement de tambouriner. Les monstres se turent également, et on pouvait les entendre s’éloigner. Petit à petit, le silence retomba sur la maison du Seigneur.
- Lumière Miséricordieuse… commença l’Évêque. Nos prières ont été entendues.
Je le regardait, un sourire se dessinant progressivement sur mon visage.
Puis je déboutonnait, avec une application excessive, ma chemise.
La retirant, je dévoilais à tous la brèche qui ouvrait mon torse : mon cœur, à nu, avait cessé de battre.
La bouche de mon ami était encore bée lorsque sa tête tomba à ses pieds.
Puis, sans quitter ce sourire ironique, je me tournais vers les derniers souffles de vie qu’abritait la sainte bâtisse, lâchant l'arme et retirant calmement mes gants, pour la plus grande joie de mon nouveau maître.